…dans la genèse de l’individu, une hantise de la forme sociale…

… il n’en est pas moins vrai que les choses se passent comme si tout organisme supérieur était né d’une association de cellules qui se seraient partagé entre elles le travail. Très probablement, ce ne sont pas les cellules qui ont fait l’individu par voie d’association ; c’est plutôt l’individu qui a fait les cellules par voies de dissociation. Mais ceci même nous révèle, dans la genèse de l’individu, une hantise de la forme sociale, comme s’il ne pouvait se développer qu’à la condition de scinder sa substance en éléments ayant eux-mêmes une apparence d’individualité et unis entre eux par une apparence de sociabilité. Nombreux sont les cas où la nature paraît hésiter entre les deux formes, et se demander si elle constituera une société ou un individu : il suffit alors de la plus légère impulsion pour faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre … dans des organismes rudimentaires faits d’une cellule unique, nous constatons déjà que l’individualité apparente du tout est le composé d’un nombre non défini d’individualités virtuelles, virtuellement associées. Mais, de bas en haut de la série des vivants, la même loi se manifeste. Et c’est ce que nous exprimons en disant qu’unité et multiplicité sont des catégories de la matière inerte, que l’élan vital n’est ni unité ni multiplicité pures, et que si la matière à laquelle il se communique le met en demeure d’opter pour l’une des deux, son option ne sera jamais définitive : il sautera indéfiniment de l’une à l’autre. L’évolution de la vie dans la double direction de l’individualité et de l’association n’a donc rien d’accidentel. Elle tient à l’essence même de la vie.

Henri Bergson 1907 (§III, 4)